Tribune de 29 spécialistes sur les traitements anti-Alzheimer : un débat essentiel

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07 novembre 2025

🗞️ Tribune publiée dans L’Express
« Médicaments anti-Alzheimer : le débat est nécessaire – l’appel d’un collectif de scientifiques »
Par Heimer — L’Express, 10 octobre 2025

Un collectif de 29 spécialistes de la maladie d’Alzheimer explique pourquoi la dernière génération de traitements devrait, selon eux, être mis à disposition en accès précoce dans notre pays.

La maladie d’Alzheimer est la première cause de dépendance chez le sujet âgé et pèse lourdement sur les aidants. Avant le stade de dépendance sévère, la maladie évolue en moyenne sur 10 ans, et actuellement aucun médicament ne peut ralentir ou freiner son aggravation. Le 9 septembre, la Haute Autorité de santé (HAS) a refusé l’autorisation d’accès précoce d’un nouveau médicament, le
lecanemab (Leqembi, du laboratoire Eisai), pour les formes débutantes de la maladie d’Alzheimer. L’Europe lui a pourtant accordé une autorisation de mise sur le marché (AMM) le 15 avril 2025, avec un encadrement strict.

Dans le système de soin français, l’autorisation d’accès précoce n’est pas une décision définitive de remboursement : c’est une mise à disposition temporaire et contrôlée, avant l’évaluation en vue du remboursement, lorsque la maladie est grave, rare ou invalidante, qu’il n’existe pas de traitement approprié disponible, que la mise en œuvre du traitement ne peut être différée et que le médicament est présumé innovant.

Que sait-on des bénéfices du médicament ? Dans un essai clinique portant sur 1795 patients, le lecanemab a été le premier médicament à ralentir de façon certaine, bien que modeste, le déclin cognitif et le retentissement sur le quotidien après 18 mois, tout en réduisant les plaques amyloïdes, un marqueur biologique de la maladie. L’efficacité est mesurée sur une échelle recommandée par les régulateurs européens et américains du médicament qui combine mémoire, raisonnement et capacités à faire les gestes du quotidien : une efficacité reflète donc un effet sur l’autonomie et/ou la cognition.

Une différence de 0,45 point sur une échelle de 18 points

La différence moyenne entre les deux groupes de patients (traités ou placebo) après 18 mois de traitement est de 0,45 point, sur une échelle de 18 points. Cette échelle mesure l’ensemble de la sévérité de la maladie d’Alzheimer qui s’aggrave lentement sur plusieurs années ou décennies. De fait, le groupe non traité (placebo) ne s’est que légèrement aggravé, avec une augmentation de 1,66 point sur l’échelle en 18 mois contre 1,21 point pour le groupe traité. Par conséquent, le lecanemab ralentit le déclin de la maladie d’environ 27 % par rapport au groupe placebo. Ce résultat est conforme à ce qui avait été préspécifié par Eisai et validé par les régulateurs du médicament avant l’étude. Outre cette échelle, d’autres qui concernent spécifiquement l’autonomie ou des analyses de qualité de vie et de « fardeau » de l’aidant vont aussi dans ce sens, confirmant, via des analyses exploratoires, que le traitement fonctionne sur des aspects tangibles du quotidien des patients.

La HAS juge cependant cet effet « non cliniquement pertinent », en s’appuyant sur des seuils minimaux définis par des experts (selon lesquels il faut au moins atteindre un écart d’un point entre les deux groupes pour considérer l’effet comme cliniquement pertinent), mais sans prendre en compte l’avis du patient ni celui de ses proches. De plus, les indicateurs sur lesquels s’appuie la HAS dans son avis ont été définis à l’origine pour suivre l’évolution d’un même patient et non pour établir un seuil d’efficacité d’un traitement lors de comparaisons entre deux groupes. Lorsqu’on suit l’évolution d’un même patient, le lecanemab réduit d’environ un tiers les patients franchissant ces seuils d’aggravation cliniquement pertinente.

Que sait-on de la sécurité du médicament ? Des œdèmes et des hémorragies cérébrales sont survenus lors des essais cliniques et justifient un usage encadré. C’est pour cela que le régulateur européen a limité l’indication du médicament aux patients les moins à risque de ces complications et qu’il impose un suivi régulier par IRM. Dans ce cadre, le taux d’œdèmes et d’hémorragies cérébrales
graves (justifiant une hospitalisation) est de l’ordre de 0,6 %, auxquels s’ajoutent des événements symptomatiques mineurs n’ayant pas nécessité d’hospitalisation chez 1,3 % des patients traités. Des recommandations françaises rédigées sous l’égide de la Fédération des centres mémoire proposent de restreindre davantage encore l’indication du lecanemab et de renforcer le suivi IRM pour diminuer
encore plus ces risques. Malgré cela, la HAS considère la tolérance « préoccupante ».

Le régulateur européen a, après un refus initial, réanalysé la demande d’autorisation de mise sur le marché chez les patients les moins à risque de complications. Il a conclu que, pour cette population restreinte, le bénéfice du médicament est supérieur aux risques, à l’instar de nombreux autres régulateurs dans le monde. La démarche de la HAS tranche avec la pratique d’autres États membres comme l’Allemagne et l’Autriche, qui mettent à disposition tous les nouveaux médicaments dès qu’ils obtiennent une autorisation de mise sur le marché, en considérant par définition que leurs bénéfices surpassent les risques. Cela permet de poursuivre en parallèle l’évaluation du taux de remboursement dont la décision prend un temps plus long. Actuellement, le lecanemab est donc disponible dans ces pays.

Un des systèmes de soins les mieux préparés

En France, la décision de la HAS prive les patients de la possibilité de déterminer par eux-mêmes, avec l’aide de leur médecin, si les gains sur l’autonomie et la qualité de vie dépassent les risques d’effets indésirables graves, comme cela se fait tous les jours dans la pratique médicale et chirurgicale. Elle constitue de plus une perte de chance immédiate et réelle pour les patients au stade débutant de la maladie. En effet, la maladie d’Alzheimer est une maladie évolutive et les patients éligibles aujourd’hui ne le seront plus demain.

Le lecanemab nécessite un diagnostic précoce et doit être administré à l’hôpital en intraveineux toutes les deux semaines avec un suivi spécialisé. La HAS s’inquiète donc légitimement des effets du lecanemab sur le parcours de soins. La France est pourtant l’un des pays au monde les mieux préparés à l’arrivée de ce médicament, grâce aux investissements et plans successifs depuis 2001.
Ces mesures ont permis d’organiser des filières de soins, avec plus de 400 consultations mémoire organisées en réseau et fédérées sur tout le territoire. En outre, dans les 32 centres ressources hébergés dans les hôpitaux universitaires, les réunions de concertation pluridisciplinaires, le génotypage, les IRM et le recueil d’informations dans des registres font déjà partie de la routine de soins. Tout ce système, structuré aussi autour de la recherche clinique, a été conçu et mis en place précisément pour permettre l’arrivée d’un tel traitement. Par ailleurs, il est essentiel d’évaluer rigoureusement l’impact de l’introduction d’un traitement sur le système de soins, en le confrontant aux bénéfices qu’il offre, notamment le ralentissement de l’aggravation de la maladie. À ce jour, une telle évaluation n’a pas encore été effectuée dans le contexte des soins en France.

Dans un contexte médical et scientifique complexe, il est toujours possible de rester à la fois exigeant et juste. Exigeant, en rappelant que l’effet du médicament est modeste, que la surveillance est contraignante et que ce traitement ne s’adresse qu’à un groupe restreint de patients à un stade débutant de la maladie. Juste, en reconnaissant que l’effet existe, qu’il se traduit concrètement dans le quotidien des patients et de leurs proches, qu’il dépasse le standard de soins actuel, que l’Europe a jugé le bénéfice supérieur aux risques dans une population restreinte, qu’un accès encadré est compatible avec l’organisation actuelle du système de soins et qu’un refus expose les patients à une perte de chance. Un précédent devrait nous rendre vigilants. En 2018, la France a déremboursé les
traitements symptomatiques de la maladie d’Alzheimer au nom d’un bénéfice jugé insuffisant par la HAS. Ce choix est resté unique parmi les pays européens voisins. Des études menées dans différents pays européens et asiatiques ont montré depuis que ces traitements avaient un intérêt à long terme en réduisant notamment la mortalité. Pour autant, cette décision de déremboursement
n’a pas été réévaluée. Nous ne devons pas répéter ce réflexe d’exception lorsqu’une option validée au niveau européen est disponible et améliorable par l’expérience de terrain.

Le laboratoire pharmaceutique a également déposé à la HAS une demande de remboursement définitif du lecanemab dans le droit commun. Ce refus d’accès précoce ne présume pas que la HAS portera aussi un avis défavorable à cette seconde demande. D’autres évaluations pour des molécules similaires suivront également, puisque l’Europe vient d’autoriser un médicament similaire au lecanemab, le donanemab (Kinsula, du laboratoire Eli Lilly). Ainsi la prise en compte de l’avis des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, des proches aidants et d’un large panel d’experts indépendants, est d’autant plus nécessaire pour examiner de façon approfondie et démocratique les enjeux médicaux, économiques, mais aussi éthiques, de cette décision.

Signataires principaux :
Pr Fabrice Gzil – Professeur de philosophie et d’éthique et chercheur / Co-directeur de l’Espace
Ethique Île-de-France / Membre du Comité Consultatif National d’Ethique – Université Paris Saclay

Pr Vincent Planche – Médecin neurologue et chercheur / Responsable de Centre Mémoire
Ressources Recherche – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche Bordeaux

Dr Nicolas Villain – Médecin neurologue en centre mémoire et chercheur – Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche Paris Pitié-Salpêtrière

Pr David Wallon – Médecin neurologue et chercheur / Responsable de Centre Mémoire Ressources
Recherche / Président de la Fédération des Centres Mémoire (FCM) – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche Rouen

Signataires suivants

Dre Anna Chloé Balageas – Médecin neurologue / Responsable de Centre Mémoire de Ressources
et de Recherche – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche Tours –

Dr Karim Bennys – Médecin neurologue et gériatre / Responsable du Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche de Montpellier / Université de Montpellier 1. Inserm INM

Dr Luc Buée – Directeur de Recherche – Lille Neuroscience & Cognition

Dre Leslie Cartz Piver – Médecin neurologue et gériatre / Responsable Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche Limoges

Dre Valérie Chauvire – Médecin neurologue – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche
Angers

Dre Guillemette Clément – Médecin neurologue – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche
Nancy

Dre Sophie Dautricourt – Chercheuse et médecin neurologue – Centre Mémoire de Ressources et
de Recherche Lyon

Dre Bénédicte Defontaines – Médecin neurologue / Directrice et fondatrice du réseau Alois
(www.asso-alois.fr)

Dr Marc Dhenain – Directeur de Recherche – Neuro-Bicêtre / Equipe Protéinopathies / Le Kremlin-
Bicêtre

Dre Frédérique Etcharry-Bouyx – Médecin neurologue / Responsable du Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche d’Angers

Pre Béatrice Garcin – Médecin neurologue et chercheuse / Responsable de Centre Mémoire de
Territoire – Service de Neurologie, Hôpital Avicenne, APHP, Bobigny

Dr Antoine Garnier-Crussard – Médecin gériatre en centre mémoire et chercheur / Responsable
Adjoint de Centre Mémoire de Ressources et de Recherche de Lyon

Dr Julien Lagarde – Médecin neurologue en centre mémoire et chercheur – Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche Paris Ste Anne

Dr Jean-Charles Lambert – Directeur de Recherche – INSERM, Lille

Pr Rachid Mahmoudi – Médecin gériatre et chercheur / Chef du Service de Gériatrie Aiguë et
Médecine Interne / Directeur Unité de Recherche – Centre Mémoire de Ressources et de Recherche
Reims / UR 3797

Pr Olivier Martinaud – Médecin neurologue et chercheur / Chef du Service de Neurologie /
Responsable de Centre Mémoire de Ressources et de Recherche de Caen / INSERM, Unité NIHM,
Unicaen –

Dre Elsa Mhanna – Médecin neurologue en centre mémoire – Service de Neurologie, Hôpital
Avicenne, APHP, Bobigny

Dr Olivier Moreaud – Médecin neurologue / Responsable de Centre Mémoire de Ressources et de
Recherche Arc Alpin –

Dr Alexandre Morin – Médecin neurologue en centre mémoire et chercheur – Centre Mémoire de
Ressources et de Recherche Rouen

Pr Gaël Nicolas – Médecin neurologue et chercheur neurogénéticien – CHU de Rouen, Université de
Rouen, Inserm

Pr Romain Ordonez – Médecin gériatre au Centre Mémoire de Ressources et de Recherche
d’Angers

Dre Marie-Claude Potier – Directrice de Recherche – Institut du Cerveau, Paris

Dre Marie Rafiq – Médecin neurologue au Centre Mémoire de Ressources et de Recherche de
Toulouse / Unité INSERM ToNIC (UMR 1214) –

Dre Géraldine Rauchs – Directrice de Recherche – Equipe Neuropresage, Inserm, Caen

Dre Leila Rinaldo – Médecin gériatre / Co-responsable de Centre Mémoire de Ressources et de
Recherche de la Guadeloupe

Tribune publiée dans L’Express, en ligne le 10 octobre 2025 
Auteur / Journaliste : Heimer
Source : L’Express – Sciences et santé
Lien direct vers l’article original :
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